15/07/2025 legrandsoir.info  6min #284215

Légitimité morale, historique et légale de l'État d'Israël : une analyse critique

Orestis NIKIFOROU

La légitimité de l'État d'Israël fait débat. Cet article interroge ses fondements à la lumière des théories politiques classiques et du droit international, tout en remettant en question l'usage du récit biblique comme justification historique et morale d'une souveraineté exclusive sur un territoire contesté.

La légitimité d'un État repose, selon la théorie politique, sur des critères qui peuvent être combinés mais ne sont jamais équivalents : légalité, efficacité, consentement, reconnaissance, symbolique. Appliquée à l'État d'Israël, cette notion soulève un débat profond : l'État est-il légitime selon ces critères fondamentaux ? Et si oui, pour qui, et au prix de quels droits niés ? Ce texte propose une évaluation critique de la légitimité d'Israël à l'aune des grands principes de la philosophie politique et du droit international, en convoquant également les voix critiques issues des mondes israélien, palestinien, universitaire - et en interrogeant les usages contemporains du récit biblique comme source de légitimation politique.

1. Les critères classiques de la légitimité

Selon Max Weber, la légitimité d'un État repose sur l'acceptation sociale de son autorité - qu'elle soit traditionnelle, charismatique ou légale-rationnelle. Pour David Beetham, cette légitimité suppose trois conditions :

La conformité à des règles légales.

Le justificatif moral ou éthique de ces règles.

Le consentement démontré des gouvernés.

Hannah Arendt, de son côté, rappelle que l'État tire sa légitimité de sa capacité à inclure le pluralisme humain dans un espace politique commun, et non à imposer une souveraineté exclusive.

Appliquons maintenant ces critères à l'État d'Israël.

2. Légalité et fondements juridiques

L'État d'Israël est créé en 1948 à la suite du plan de partage de l'ONU (résolution 181), mais sans que ce plan n'ait été accepté par la majorité autochtone - les Arabes palestiniens, qui représentaient alors plus de 65 % de la population. Si l'ONU reconnaît Israël, cette légalité est partielle :

L'expulsion de plus de 700 000 Palestiniens en 1948 (la Nakba) a été accompagnée de violations massives du droit international humanitaire (cf. Ilan Pappé, 2023).

La Déclaration Balfour (1917), souvent présentée comme un fondement préliminaire, stipulait explicitement que rien ne devait être fait qui porte atteinte aux droits des « communautés non juives » de Palestine - une clause aujourd'hui ignorée.

Dans les territoires occupés depuis 1967 (Cisjordanie, Jérusalem-Est, Gaza), le droit international est continuellement bafoué : colonies illégales, détentions administratives, ségrégation juridique (cf. Human Rights Watch, 2021).

Israël repose donc sur une reconnaissance légale internationale partielle, mais contredit dans ses pratiques fondamentales les principes juridiques qu'il invoque.

3. Consentement des gouvernés

Un État ne peut être légitime s'il gouverne des populations qui ne peuvent ni le choisir, ni le contester. Or :

Les Palestiniens vivant à Gaza et en Cisjordanie ne votent pas aux élections israéliennes mais sont soumis à son contrôle effectif.

Les Palestiniens citoyens d'Israël, bien qu'électeurs, font l'objet d'un traitement institutionnel discriminatoire (loi sur l'État-nation de 2018, accès inégal à la terre, services, etc.).

Le droit au retour des réfugiés palestiniens est systématiquement refusé depuis 1948, en contradiction avec la résolution 194 des Nations Unies.

Comme le souligne Michael Sfard (2018), il n'existe pas d'égalité devant la loi entre colons juifs et Palestiniens en Cisjordanie - ce qui rend impossible toute prétention à une légitimité fondée sur le consentement.

4. Efficacité et stabilité

Israël est souvent présenté comme un État moderne, technologiquement avancé, doté d'institutions fonctionnelles. Cette efficacité est cependant réservée à une partie de la population, sur une base ethno-religieuse.

Les Palestiniens des territoires occupés n'ont pas accès aux mêmes infrastructures, ressources (eau, routes, hôpitaux).

Le régime juridique est bifurqué : droit civil pour les colons, droit militaire pour les Palestiniens (cf. Amira Hass, 2023).

La stabilité d'Israël repose en grande partie sur la coercition, l'occupation militaire prolongée, et la fragmentation politique des Palestiniens. Ce type de stabilité ne peut être confondu avec une légitimité durable.

5. Dimension morale, mémoire de la Shoah et critique du récit biblique

L'Holocauste constitue un fondement moral puissant du soutien à la création d'Israël : il a mis en évidence la nécessité d'un refuge pour le peuple juif. Cependant :

La Shoah ne peut justifier une injustice actuelle, comme l'exclusion d'un autre peuple de ses droits fondamentaux.

Le Porajmos (génocide des Roms), également perpétré par les nazis, n'a pas conduit à la création d'un État rom, ce qui interroge l'universalité du lien entre génocide et souveraineté étatique.

Mais au-delà de cette mémoire, le récit biblique est souvent invoqué pour justifier une continuité historique entre l'Israël antique et l'État moderne. Or, plusieurs critiques s'élèvent contre cette naturalisation de la souveraineté :

Ce récit, essentiellement théologique et mythologique, ne saurait constituer un titre juridique valide pour l'expropriation d'un autre peuple au XXIe siècle.

Il repose sur une vision exclusive de la Terre, niant l'histoire millénaire des populations arabo-palestiniennes.

Shlomo Sand, dans Comment le peuple juif fut inventé, souligne que cette filiation biblique relève davantage de la construction identitaire que de faits historiques établis.

De surcroît, il n'existe à ce jour aucune preuve archéologique ou historique irréfutable confirmant les récits bibliques fondateurs tels que l'exode d'Égypte, la conquête de Canaan ou la royauté unifiée de David et Salomon. De nombreux archéologues et historiens, y compris israéliens, reconnaissent aujourd'hui le caractère symbolique et mythologique de ces textes.

Comme le rappelle Ariella Azoulay (2019), la mémoire, qu'elle soit religieuse ou traumatique, ne peut être monopolisée pour légitimer une entreprise coloniale contemporaine. La Bible, dans ce contexte, est utilisée comme instrument idéologique au service d'une domination politique - et non comme fondement pluraliste d'un vivre-ensemble.

6. Reconnaissance et voix internes dissidentes

Israël est reconnu par la majorité des États, mais cette reconnaissance ne remplace pas la légitimité fondée sur les droits des habitants. En interne, plusieurs voix juives critiquent le projet sioniste :

Les ultra-orthodoxes Neturei Karta rejettent l'État d'Israël pour des raisons religieuses (absence du Messie).

Des juifs antisionistes, en Israël même ou en diaspora, dénoncent l'apartheid, la dépossession, la colonisation (cf. Ilan Pappé, 2023 ; Human Rights Watch, 2021).

Cette diversité de critiques montre que la légitimité israélienne n'est pas incontestée même au sein du peuple juif.

Conclusion

L'État d'Israël bénéficie d'une reconnaissance juridique internationale et d'un soutien symbolique lié à l'histoire tragique du peuple juif. Mais selon les critères classiques de la légitimité - légalité, consentement, efficacité, moralité - il échoue à convaincre pleinement.

En ajoutant à cela la mise en récit biblique d'un droit ancestral sur la Terre - récit qui naturalise la dépossession des Palestiniens en la présentant comme promesse divine ou retour légitime - on assiste à une forme de théologie politique incompatible avec les principes modernes de souveraineté fondée sur l'égalité des droits.

La légitimité israélienne demeure partielle, contestée, et asymétrique : elle s'exerce en excluant ou en dominant un autre peuple, sans offrir de cadre égalitaire ou démocratique à l'ensemble des habitants des territoires qu'il contrôle. Une légitimité durable supposerait la fin de l'occupation, la reconnaissance pleine des droits palestiniens, et l'abandon des récits exclusivistes, qu'ils soient religieux, historiques ou mémoriels, au profit d'une vision politique fondée sur l'égalité.

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